« Voilà des objets à qui nous demandons, car d’eux nous savons l’obtenir, qu’ils nous tirent hors de notre nuit. »

Francis Ponge
L’Atelier contemporainGallimard, 1977, p. 75.

 

 

Tout commence par un regard

Parce que, pour Lumi Lorthe, le premier geste est celui de l’observation. Une vision à l’œil nu, distance coutumière de l’œil à l’objet, doublée par une recherche des reliefs les plus infimes contenus en et sur toute chose, et qui confèrent aux formes organiques un caractère plus essentiel et parfois plus abstrait.

Lumi observe et contemple, cherche à traduire et à redonner vie.

Sa maison-perchoir, ceinte de hauts murs, domine les vagues calcaires que dessinent les premiers contreforts des Cévennes méridionales. A mi-chemin entre Rhône et gardons. A mi-chemin entre serres cévenoles et costières. Là où la lumière ne fait jamais défaut et où le sous-sol ne sait que se creuser en voûtes secrètes. 

Et, à portée de son regard, le bois torturé des oliveraies, les larges feuilles épanouies du figuier, les glands semés à même la blancheur rocailleuse des chemins.

Et, plus près encore, un jardin vite ensauvagé si ce n’étaient les bons soins de l’artiste, et toujours accueillant aux vrilles des chèvrefeuilles, aux rondeurs des courges, aux senteurs du tilleul et à l’étoffe cotonneuse des cistes.

Tout a commencé à l’ombre de ce jardin, entouré de ces oliviers dont les silhouettes retrouvées plus tard en Sardaigne ou en Toscane, ou dans les mots des poètes qu’elle aime tant, ont suffisamment inspiré Lumi pour qu’à travers ce monde végétal elle ait l’envie, la volonté ou le besoin d’approcher l’essence du vivant et de nous en restituer l’image. Son image.

Sa première image.

 

 

Tout passe par le vivant

Mais cette première image, familière, à portée de main, lui a d’abord semblé trop inanimée. Alors, à coups de fusain, de graphite, de pastel et d’encre, Lumi a cherché à restituer une autre image du vivant.

Et c’est la figure humaine qui est apparue. D’abord celle qu’ont gardée en mémoire les grottes calcaires du Sud. Son atelier s’est alors couvert de traces humaines, d’empreintes de pieds et de mains, de silhouettes esquissées.

Lumi venait de réinventer des parois pour sa propre caverne, si proche, si lointaine. Elle venait de tirer au jour ces corps dépersonnalisés, parcellisés, et renvoyait un écho amical aux premières signatures humaines, en mémoire des présences recluses à l’abri de la lumière.

Après ces empreintes et ces silhouettes, ce furent des corps, presque uniquement des torses, arrêtés dans leur mouvement. Des amorces de gestes, des amorces de vie, figés dans leur propre matière, comme il arrive à Lumi de freiner un élan, de suspendre une phrase, d’arrêter son regard.

Ces torses appartenant à des corps sortis du néant, mais aussitôt retenus, sensibles bien que déjà divisés, sont animés d’une énergie propre qu’on dirait traduite par des « infra-mouvements ».

« Il m’importe plus de peindre l’intensité du corps sensible, de capter les vibrations et les forces qui l’animent (…), de rendre visible ou du moins présent quelque chose qui est de l’ordre de l’énergie vitale. »

Peindre, donc, une énergie saisie au vol.

Mais, très vite, le corps humain – même nu, car un corps divisé est toujours nu – s’est révélé trop chargé d’histoire, de références et de mouvements incontrôlés.

Or, Lumi ne veut se faire prisonnière que de la lenteur et de l’économie du geste. Et son art ne veut imposer à notre œil que ce que ce dernier saura recomposer lui-même. Ne rien lui imposer et le laisser remodeler à son tour les contours.

Lumi portera désormais son regard sur une matière déjà forgée, patiemment travaillée par le temps et les éléments.

Les matières du monde végétal ou du petit monde animal (coquillages, lichens…) lui offrent désormais une multitude de textures, d’organisations, d’ossatures, de surfaces, de présences, qui, de loin, surpassent en richesse la lisse et mobile enveloppe humaine.

Depuis 1996, ce sont ces impressions visuelles que fixe Lumi pour peindre le vivant et qui alimentent plusieurs séries mettant en formes les demeures organiques, les germinations, les sphères, les fractures et les liens…

Tant de formes de gousses, tant de silhouettes de brindilles, tant d’enchevêtrements racinaires… sans autre anecdote que d’avoir poussé, là, et que de continuer, après la vie, à exposer leur sèche permanence.



Ce monde végétal, aux structures émancipées, l’a conduite vers un univers de formes libérées de tout récit, de toute histoire. Chez elle, désormais, nulle autre aventure que la germination saisie sur le vif, que la poussée arrêtée, que la fructification accomplie… et nul autre avenir que l’abandon au vent, au soleil et au froid de ces matières pétries pour la patience.

Un rythme à la mesure des éclats de calcaire, si pâles, des branchages raidis, si secs, des graines cuirassées, si rondes, de tous ces fragments végétaux si torses, si frêles, que l’on retrouve transfigurés dans Demeures organiques (1996-1997), Germinations (1998), Pédoncules (1999), etc.

Et, quand l’ordinaire de la garrigue ne suffit plus à peupler le cabinet de curiosités qu’est devenu son vaste atelier, c’est vers la mer que Lumi se tourne.



De plus lointaines promenades, elle rapporte moisson de coquillages, de valves, de galets, d’algues et d’oursins séchés, de bois flottés…

Mais, parce que des horizons marins il faut bien revenir à son biotope – et encore une fois à sa patience , elle s’attache quelques années durant aux lichens, ces formes ultimes de résistance du vivant, entre champignons et algues, quasi immobiles selon notre échelle de temps, et pourtant si puissantes et si tenaces.

Avec ce végétal protéiforme, qui couvre d’une écorce vermiculée les pierres de tous chemins alentour, elle découvre les potentialités plastiques des liens, des réseaux et des incrustations, et réapprend, pour ainsi dire naturellement, les premiers gestes de la gravure.


L’occasion, pour elle, de mettre au point différentes techniques d’impression, chaque fois appropriées à l’image intuitivement recherchée : matrices en plâtre gravé et tirages à la seule pression de la main, dessins à l’encre sur films polyester imprimés en offset… Ces travaux ont donné naissance à deux livres,
Incrustations (2002) et Lichens (2003).

Empreintes, silhouettes, torses, objets de la nature… Lumi a toujours dessiné du regard et de la main les volumes du vivant.

Il aurait pu y avoir le ciel, cette matière sans cesse sculptée, il aurait pu y avoir le profil des montagnes dont ses horizons sont chargés… mais cela aurait été trop vaste pour sa vision, trop impalpable pour sa main.

« Voilà des objets à qui nous demandons, car d’eux nous savons l’obtenir… »

 

 

Tout se façonne dans la matière

Les papiers de Lumi ne connaissent en effet ni les bleus du ciel, ni les verts des forêts, ni les couleurs du vin et des fruits mûrs. Ils sont aux couleurs du minéral et de la terre : couleur de roches, couleur de glaise, couleurs d’argile, de terreau et de souches.

Son art, qu’on croirait à tort monochrome, permet aux formes de se déployer dans leur intensité, dans leur réalité, dans leur exactitude.

(Déjà, aux corps humains elle avait restitué leur matière propre, dont ils tiraient leur force.)


Désormais, la matière seule nourrit son imaginaire. Un imaginaire qui trouve sa plus précise formulation dans l’objet-souche. Plus tout à fait objet, mais forme qui a été vivante et qui nous offre sa matérialité fossilisée : une coquille désertée, une racine ou un fruit desséché, un champignon stratifié... 

Objet-souche : tel est le motif (souvent décliné en série) qui permet à la matière indéterminée de s’organiser, d’affirmer sa présence pour mieux s’enraciner dans nos mémoires.

 

 

Tout s’accomplit dans la présence

Or le chemin est long qui va du chaos à la présence, et c’est sur cette voie étroite que Lumi s’avance… à l’écart des influences du temps, dans la solitude qu’elle a choisie et qu’elle continue de préserver…

Redonner forme à la présence quand tout est déconstruit.

Pour ce faire, elle travaille ses images au trait (toujours fusain, pastel, graphite ou encre), intermédiaire immédiat et sensible entre sa pensée et le monde vivant qui l’habite. Elle dessine les formes organiques de l’objet-souche, puis le découpe, le fragmente en éléments qu’elle rassemble pour reconstruire des « volumes à plat ». Il arrive aussi que ces mises en volume résultent de matières picturales obtenues en contrôlant les données du hasard.

Se crée alors sur le papier un « infra-relief », une forme entièrement nouvelle qui ne ressemble à aucune forme « réelle » du vivant, mais rejoint celui-ci par sa qualité de présence, par son volume tangible et ses tensions suggérées.

Obtenir des formes-présences à partir d’objets inanimés : une façon de revisiter le concept de nature morte ? Une façon, à tout le moins, de traduire par l’articulation dessin/peinture/sculpture l’énergie qui émane de la matière fossilisée par le temps, le soleil ou le vent. 

 

Ni peinture des lignes, ni peinture des surfaces, mais sculptures inédites de la présence.

Car l’art de Lumi Lorthe, qui n’a rien d’éphémère, est bel et bien celui d’une présence sculptée dans le papier.

 

Anne Bresson-Lucas,

mars 2009.